Jacques-Louis Lions, un Maître, un Ami, par Gérard Tronel


Nous sommes en 1970, fatigué, malade, découragé, après des années à essayer de faire des mathématiques tout en enseignant de la construction mécanique, de la physique nucléaire, de la mécanique, je décidais un soir d' écrire à Monsieur le Professeur Lions que j'avais croisé dans des séminaires et dans un amphithéâtre, à Jussieu, pendant les chaudes journées de mai 1968 ; alors que je n'attendais pas de réponse, deux jours après je recevais une lettre me fixant un rendez-vous "à l'Institut Henri Poincaré le plus tôt possible, par exemple après un séminaire du vendredi". Lors de la première entrevue, il me posa quelques questions sur mes origines, sur ce que je savais faire, me suggéra de m'orienter vers le calcul numérique et les ordinateurs. Mais devant mon peu d'enthousiasme à replonger dans un univers d'où je voulais m'échapper, il me demanda finalement ce que je voulais faire ; je lui répondis : "de la recherche en mathématiques". "Quels sujets vous intéressent ?" Je répondis un peu au hasard : "la bifurcation !". Il me regarda avec son franc sourire, tira de sa grosse serviette pleine de revues deux exemplaires d'un journal de mathématiques, me les tendit en disant : "Il y a là dedans deux articles, dites moi rapidement ce que vous en pensez, et puis, si la bifurcation vous intéresse, il faut regarder ce qu'a écrit un mathématicien russe, Krasnoselskii. Cherchez la bibliographie, vous trouverez les premières notions dans les références des articles que je vous ai donnés à lire". En quelques minutes, Monsieur le Professeur Lions avait analysé mon problème, donné les premiers éléments de réponse et m'avait prodigué des encouragements. Voici comment, pour la première fois, je rencontrais l'un des mathématiciens dont le nom commençait à être connu parmi la jeune génération. Quelques jours après ce premier contact, il me demandait de venir le voir et me posa quelques questions sur les articles, qui me paraissaient bizarres car l'auteur établissait des résultats de bifurcation sur des problèmes de type Boussinesq alors qu'il n'y avait pas de résultats d'existence des solutions ! Je lui fis part de ma perplexité, il me répondit : "C'est bien ce que je pensais" et sur le champ il me proposa pour la rentrée universitaire un poste de maître-assistant dans le certificat dont il assurait le cours magistral. J'ai beaucoup appris à son contact et j'ai regretté son départ pour le Collège de France, mais toute la suite de ma carrière s'est déroulée au laboratoire d'Analyse numérique qu'il avait créé à Paris VI. Les circonstances ont fait que je n'ai pas pu suivre tous les judicieux conseils qu'il n'a cessé de me donner, mais dans tout ce que j'ai entrepris qui lui semblait intéressant pour les mathématiques, il n'a jamais cessé de prodiguer encouragements et appuis efficaces ; je fais allusion, en particulier, aux tâches qu'il nous avait confiées, à Mireille Chaleyat-Maurel et à moi, dans le cadre de l'Année Mondiale des Mathématiques. Parmi ses grandes qualités, je peux affirmer que J.-L. Lions savait accorder sa confiance à ceux dont il était sûr qu'ils ne ménageraient pas leur peine. Son intelligence, son savoir, son sourire, ses "ouverts à frontières régulières" qui commençaient ses cours au Collège de France, sa grande silhouette amicale vont manquer à ceux qui l'ont connu et estimé. Monsieur Lions, un grand Monsieur nous a quittés ; aujourd'hui, malgré le faible écart d'âge qui nous séparait, je me sens orphelin.


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.